
C’est l’un des motifs les plus célèbres de l’œuvre de Salvador Dalí. Les « montres molles », qui sont apparues dans le travail du peintre en 1931, en pleine période surréaliste, ne sont pas seulement le fruit d’une de ces extravagances dont l’artiste est coutumier ; elles renouvellent aussi – et de façon radicale – la représentation du temps dans l’histoire de l’art.
Initialement présentée à Paris, La persistance de la mémoire – c’est le véritable titre du tableau où apparaît le motif des montres molles – est aujourd’hui exposée au MoMA, à New York, dans l’un des plus grands musées du monde, où elle fascine – et étonne – toujours autant les visiteurs du monde entier, à l’instar de la femme du peintre, Gala, qui prétendait qu’après l’avoir vu, « personne ne pouvait l’oublier ». Explications.
Genèse
Écoutons Dalí parler de la genèse de son tableau : « Cela se passa un soir de fatigue, raconte-t-il dans La Vie secrète de Salvador Dalí. Nous avions terminé notre dîner avec un excellent camembert et lorsque je fus seul, je restai un moment accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le « super-mou » de ce fromage coulant. »
L’artiste rejoint ensuite son atelier et, au moment de partir, a une « vision ». « J’allais éteindre la lumière et sortir [de mon atelier], lorsque je « vis » littéralement la solution : deux montres molles dont l’une penchait lamentablement à la branche de l’olivier. Malgré ma migraine, je préparai ma palette et me mis à l’œuvre. Deux heures après, Gala revint du cinéma, le tableau qui devait être l’un de mes plus célèbres était achevé. »
Création
Tous les ingrédients sont réunis dans ce récit où l’autobiographie a la part belle : la fatigue, la solitude, le cinéma, le repas, le fromage, sans oublier une étrange caractéristique qui semble affecter un objet usuel, celle du « mou » et du « super-mou ».
« Gala, commente Dalí dans le même texte, au lieu de m’endurcir comme la vie aurait pu le faire, me construisit une coquille de bernard-l’hermite, si bien que dans mes rapports extérieurs je passai pour une forteresse, tandis qu’à l’intérieur je continuai de vieillir dans le mou, le super-mou. Et le jour où je décidai de peindre des montres, je les peignis molles ».
Temps
« Vieillir dans le mou » : l’expression est forte. Et son équivalent visuel est largement aussi fort. Les « montres molles » sont en effet une de ces images coup de poing, un de ces vertiges qui rendent évidente, « matérielle », « objective », une idée abstraite. Après ce tableau, la représentation du temps ne sera plus jamais le même.
Jean-Hubert Martin et Thierry Dufrêne, auteurs du catalogue de l’exposition Dalí qui s’est tenue au Centre Pompidou en 2012, relèvent avec justesse que les montres molles sont à Dalí, ce que la pomme est à Newton et l’œuf à Christophe Colomb : « un objet dont la parfaite banalité est à ces yeux garante de la simplicité géniale de la découverte ».
Vanité
La découverte dont il s’agit, c’est une rupture avec la représentation classique du temps, faite de mouvement précis et de division rationnelle du mouvement, dont les horloges étaient le plus parfait symbole. Les vanités – dont l’apogée se situe aux XVIIe et XVIIIe siècles – représentent le temps à travers des montres dont un ressort pouvait casser ou des cadrans solaires dont la flèche aigüe justifiait la formule latine : « Omnia vulnerant, ultima necat » (toutes blessent, la dernière tue).
Au début du XXe siècle, « Bergson, Freud, Einstein ont mis à mal cette conception », poursuivent Jean-Hubert Martin et Thierry Dufrêne. Et Dalí emprunte un chemin semblable. A l’instar des fourmis qui s’éparpillent dans la main d’un personnage du Chien andalou, l’un des deux films que Dalí a réalisés avec Buñuel, les montres molles montrent le temps comme un œuf au plat qui s’écoule sans fin. Le camembert, l’œuf, le cerveau coulent. « Se matérialise ainsi “l’évolution créatrice de Bergson”, et le refus Dalínien du temps mesurable des marchands et des bureaucrates », concluent les auteurs du catalogue.