Le temps des poètes

Une semaine à tous les temps ? Et, puisqu’il s’agit de langue française, pourquoi pas une semaine à tous les temps que chantent les poètes ? Essai de petite anthologie portative.

Quels sont donc ces temps que les poètes chantent ? Voilà une question qui pourrait sembler académique et intimidante. Point question de se laisser impressionner cependant. Réfléchissons. Avant même d’ouvrir une anthologie, vous aussi, il vous vient à l’esprit la même chose, n’est-ce pas ? Ronsard, « le prince des poètes », et sa Mignonne, allons voir si la rose… (Odes, I, XVII).

 

Chanter la jeunesse : le temps et le désir

Ronsard chante le temps de la jeunesse inconsciente et avertit celle-ci que le temps passe :
(…) Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Du reste, si le poète glorifie la jeunesse, c’est pour mieux argumenter la cause du désir, ou plutôt la cause de son désir, avec un peu d’hypocrisie, comme dans son Sonnet pour Hélène :
(…) Vous serez au foyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

On ne saurait donner, avec ce dernier vers, une meilleure traduction du Carpe diem d’Horace.

 

Chanter l’oubli : entre sagesse et ravage

Mais c’est à Victor Hugo, autre prince, qu’on pourra faire appel pour marquer cette fois que le temps, s’il passe, engendre aussi l’oubli. Ces désirs que nous regardons comme impérieux sont fort peu de choses au regard du temps qui les comprend et les fait disparaître :
Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.

« Tristesse d’Olympio », in Les Rayons et les ombres, XXXIV

Baudelaire voit dans ce phénomène quelque chose de plus inquiétant. Non pas tant l’oubli que le geste de Chronos, qui, selon le mythe grec, dévore ses propres enfants. Toutefois Baudelaire, peintre de la modernité, voit Chronos dans sa pendule :
Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible (…)
Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! – Rapide, avec sa voix
D’insecte, maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

« L’horloge », in Les Fleurs du mal

 

Chanter les souvenirs, chanter l’ennui

Revenons vite à Verlaine et Du Bellay, qui chantent, quant à eux, plutôt le temps des regrets, celui des souvenirs et de la nostalgie :
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée (…) ?

Joachim Du Bellay, « Heureux qui comme Ulysse… », in Les Regrets

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,
Je me suis promené dans le petit jardin
Qu’éclairait doucement le soleil du matin,
Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.
Rien n’a changé. (…)

Paul Verlaine, « Après trois ans », Poèmes saturniens

Apollinaire, s’il sait s’y prendre magnifiquement avec la nostalgie…
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent
Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent

« Cors de chasse », Alcools

… est aussi celui qui se moque de lui-même, victime de cette autre pathologie de notre rapport au temps, l’ennui…
Que lentement passent les heures
Comme passe un enterrement.
Tu pleureras l’heure où tu pleures
Qui passeras trop vitement
Comme passent toutes les heures

« A la santé », V, in Alcools

… comme Verlaine sait chanter l’automne, et donc la saisonnalité et la mort, avec une voix si légère, si belle et si humaine :
(…) Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

 

Et même chanter la métaphysique !

Le temps est aussi une formidable énigme. Ce fait n’a jamais échappé aux poètes. François Villon, par exemple, chante cet anéantissement incompréhensible des choses et des êtres dans le passé, dans sa fameuse Ballade des Dames du temps jadis :
(…) Et Jehanne la bonne Lorraine
Qu’Engloys brulerent à Rouen,
Ou sont ilz, ou, Vierge souveraine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ?

Pour Paul Valéry, c’est la résurgence incompréhensible et peut-être illusoire d’on ne sait quoi dans le présent et dans la présence qui est fascinante (La jeune Parque) :
Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?... Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Et quant au futur, revenons à nouveau à Apollinaire et son fameux Pont Mirabeau :
(…) L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Quant à chanter la mort du temps lui-même, auquel on substituerait, peut-être volontiers, mais à certaines conditions, l’éternité, nous renverrons les lecteurs à Baudelaire, une dernière fois, et sa « Chambre double », dans les Petits poèmes en prose.

Enfin, il est remarquable que les poètes ont chanté aussi le temps de la physique, à commencer par le magnifique Jean de la Fontaine.

Le Lièvre et la tortue, on ne le sait pas toujours, est l’illustration d’un paradoxe mis au point au Vème siècle avant Jésus-Christ par les savants et philosophes grecs, qui posait un redoutable problème. Selon cette expérience de pensée, Achille (car il s’agissait de lui et non pas d’un lièvre) ne pouvait rattraper la tortue qui marchait devant lui, du moins avec les outils mathématiques de l’époque, ce qui est bien embarrassant quand on élabore une pensée du mouvement !